Belle du seigneur de Albert Cohen ✩✩✩


"Les autres mettent des semaines et des mois pour arriver à aimer, et à aimer peu, et il leur faut des entretiens et des goûts communs et des cristallisations. Moi, ce fut le temps d’un battement de paupières. Dites moi fou, mais croyez-moi. Un battement de ses paupières, et elle me regarda sans me voir, et ce fut la gloire et le printemps et le soleil et la mer tiède et sa transparence près du rivage et ma jeunesse revenue, et le monde était né, et je sus que personne avant elle, ni Adrienne, ni Aude, ni Isolde, ni les autres de ma splendeur et jeunesse, toutes d’elle annonciatrices et servantes."
Le Pitch: Genève, dans les années 30. Femme d'un petit fonctionnaire terne et ambitieux de la SDN, Ariane Deume, née d'Auble, s'ennuie et peuple ses heures de solitudes d'aventures imaginaires et extravagantes (très effrayant, je vous le garantis). Jusqu'au jour où Solal s'introduit chez elle. Fantasque, beau, cynique, un véritable Dom Juan qui met des étoiles dans les yeux. Mais séduire la belle n'est pas chose aisée; entretenir la passion amoureuse sera une aventure chaque jour renouvelée, jusqu'à tomber dans la démesure...
Perturbante, cette héroïne qui parle à des animaux imaginaires depuis son bain, toute oisive, qui ne sait que rêver.
Il y a quelques minutes, soudaine envie de vous faire partager ma déprime (#la faute à Cohen), envers et contre toutes les larmes et mes yeux qui décidément ne risquent pas de devenir moins myopes (842 pages imprimées sur ma rétine pendant quatre semaines, ça fait mal).
On dit de ce roman qu'il s'agit de l'histoire éternelle de l'homme et de la femme (l'éternité, on la sent bien passer 😝) et je ne peux qu'approuver, même si c'est le genre d'amour éternel que personne n'aimerait vivre.
Vous auriez voulu une passion enflammée? Des amoureux qui vieillissent ensemble dans la tendresse comme Carl et Ellie dans Là-haut? *Hem* Bienvenue dans le monde de Cohen où les relations homme-femme sont pleines d'amertume, et parfois aussi space que si l'on avait enfermé Hitler et John Lennon dans une chambre (Vous imaginez la relation? Enfin, si relation il y a, j'imagine plutôt Lennon en train de fumer tranquille son pétard dans un coin, pendant qu'Hitler serait en train de s'énerver tout seul comme un vieux chihuahua enragé... D'accord, j'arrête le délire.)
Et comme sans personnages, pas d'histoire, venez donc tout de suite à la rencontre du couple le plus compliqué de mon (modeste, je vous l'accorde) parcours de blogueuse: Solal et Ariane.
Solal est un doux prédateur, un hypocrite de l'hypocrisie et un courageux lâche.
Admiré de tous, même des Deume antisémites, Solal reste pourtant un être solitaire jamais apprécié à sa juste valeur, puisqu'il lui faut faire le tigre pour séduire les femmes, le méprisant pour impressionner, alors qu'il aime se déguiser en vieux juif édenté pour parcourir les rues la nuit et n'aspire qu'à beurrer les tartines de la femme qu'il aime.
Charles Dantzig, dans le Dictionnaire égoïste de la littérature française, dira de lui:c'est « le plus grand emmerdeur de la littérature […] il est beau, il est intelligent, il réussit, il séduit les plus belles filles, et il n’est jamais content.». Jamais content, Solal? Non, sans blague! On pourrait presque l'appeler un malade de la vie, étranger à lui-même et au monde, une simple créature qui semble avoir prise sur tout et ne contrôle finalement pas grand chose.
Cynique et antipathique dès les premiers instants aux yeux d'Ariane, il parvient néanmoins le temps d'une soirée à retourner la situation à son avantage et à l'enchaîner à lui, comme une sorte de vengeance de l'avoir éconduit dans un premier temps, et elle devra payer, pour cet amour.Si mon explication ne vous aide pas à comprendre, c'est normal. Sa personnalité est à la fois simple et complexe, comme si le Solal mondain, sûr de lui et viril voulait laisser tomber le masque de la séduction... mais n'y parviendra jamais, par peur de perdre la femme qu'il aime (ne l'aime pas? Il y a toute une réflexion à ce sujet dans le roman, où l'on passe des chapitres entiers dans le erveau torturé de Solal.)
C'est une des forces de ce livre, l'alternance entre les narrateurs: tantôt les deux amants, tantôt Adrien Deume, le mari cocu, et plus cocasse encore, Mariette, la bonne, qui connaît Ariane depuis sa naissance et porte un regard simple et populaire sur les deux amants qui sont en train de s'enchaîner l'un à l'autre. Bref, tout ça pour dire que ce que pensera Solal à propos de l'amour d'Ariane sera tout de suite détruit par Ariane dans une sorte de débat silencieux. Ils ne savent même pas ce que pense l'autre, et pourtant leurs propos possèdent une curieuse résonance, comme si c'était ça, l'âme soeur...
Par contre, je bloque sur cette charmante âme soeur, qui est vaguement (carrément) insupportable par moments (allez, 90% du temps). Peut-être est-ce sa fierté mal placée qui a bloqué? Mais elle est montée en flèche dans mon estime vers la fin du roman lorsqu'elle joue les amantes dignes (dans une situation qui sent la sordidité à plein nez). Peut-être était-ce une erreur, d'en faire une excentrique dès le départ, car on sent que la folie couve et qu'il ne vaut mieux pas s'attacher à ce personnage qui risque d'exploser à tout moment comme une cocotte-minute.
Mélangez le tout, et servez très frais. Observez le résultat du mélange, et pariez donc sur l'avenir de ce duo improbable. Tiendra, tiendra pas? Combien de temps? Mais puisque les personnages sont tout de même des humains de papier, on suppose déjà leur fin. Faute de trop s'aimer ou de ne plus assez s'aimer?
Changeons de sujet. Cohen est un formidable physionomiste, avec son art de manier les tics faciaux et les traits du visage. Regardez la vieille Deume, puritaine coincée et hypocrite, qui tripote la peau qui pend sous son cou comme une vieille douairière (vous l'avez, l'image?) ou encore le sournois petit Deume, qui pointe sa langue comme un serpent dès qu'il flaire une bonne affaire (d'une manière générale, le cocu et sa famille sont ridiculisés par l'auteur tout au long de la caricature physique qui est faite d'eux, et finalement il ne faut qu'un soupçon de psychologie pour que l'on rejette totalement ces médiocres créatures...).
En revanche, si cette galerie de portraits est fort laide (comme une bonne partie de la société, perçue par Solal comme une totale hypocrisie en quête de gloire), il y a quelques protagonistes qui possèdent un véritable éclat. Et c'est là que la fameuse "plume juive" de Cohen rentre en jeu.
Ecrit en deux temps, débuté dans les années trente mais interrompu par la seconde guerre mondiale, avant d'être achevé bien des années plus tard, on sent le poids du regard extérieur de Cohen sur l'intrigue précédemment développée, avec des références de plus en plus angoissées à mesure que Solal, juif de Céphalonie, s'enfonce dans une Europe pleine d'antisémitisme, où il sent qu'il n'a plus sa place, comme si le futur massacre était déjà en marche.
Comme on sait comment va se terminer la Seconde guerre mondiale pour les Juifs, on ne s'étonne pas que Cohen ait donné à son roman la forme d'une hommage au peuple juif, ainsi qu'à ses représentants les plus pittoresques.
D'abord, les cinq valeureux, oncles de Solal babouchés et catapultés dans une Suisse des années 1930 dont ils ignorent totalement la culture, à l'occasion d'une visite rendue à Solal, la fierté de la famille, le brillant diplomate qui a réussi et qu'ils couvent (avouons-le) chacun comme un petit poussin... jusqu'à prendre part à ses opérations de séduction, en toute innocence, bien sûr.
Mais quand je pense à pittoresque je pense aussi à Rachel, la jeune naine juive cachée dans une cave à Berlin pour échapper aux nazis, et qui recueille une nuit Solal laissé pour mort par les SS. Rien que son célèbre "Bonne semaine, bonne semaine!" a résonné en moi pendant des jours. On l'aime, Rachel, bien qu'étrange, bien qu'à l'opposé d'une héroïne séduisante et élégante; elle est juste unique.
Belle du seigneur, un roman sur l'amour, mais pas seulement.Ce sont surtout les personnages secondaires que j'ai le plus retenu, et la réponse que je n'ai pas eue, même si je la devine: Rachel et sa famille ont-ils réussi à échapper au massacre? Et les valeureux?


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